XI
Tue-Temps plongea, intact, à travers la troisième vague des anciens vaisseaux de la Culture ; ils continuaient leur course vers l’Excession. Il esquiva quelques nouveaux missiles et ogives dirigés contre lui, non sans en détourner deux ou trois vers leurs propres vaisseaux qui les détectèrent au bout d’un moment et les détruisirent. La carcasse de Régulateur d’Attitude était à la traîne de la flotte. Elle zigzaguait et titubait dans l’hyperespace tout en s’éloignant de Tue-Temps, qu’elle laissait derrière elle tandis qu’il décélérait et changeait de cap.
La quatrième vague était plus que clairsemée ; quatorze vaisseaux (en train de le prendre pour cible). S’il avait su que le dernier échelon était si peu nombreux, Tue-Temps se serait attaqué à la deuxième vague. Bon. Il fallait compter aussi sur la chance. Il observa Régulateur d’Attitude un bon moment pour s’assurer qu’il était réellement en train de se détruire. Et il l’était.
Il reporta son attention sur les quatorze derniers vaisseaux. Dans sa trajectoire suicide, il pouvait les prendre un par un et avoir de bonnes chances d’en détruire peut-être quatre avant que sa chance ne l’abandonne, une demi-douzaine, même, avec de la veine. Il pouvait aussi décrocher et achever sa manœuvre de décélération-virage-accélération afin d’effectuer un deuxième passage sur le gros de la flotte. Même s’ils l’attendaient de pied ferme, cette fois-ci, il pouvait espérer en détruire quelques-uns de plus, mettons entre quatre et huit.
Il pouvait faire également ceci.
Il contourna les quatorze vaisseaux pour se porter sur l’arrière de la flotte en train de se redéployer pour lui faire face. Comme ils constituaient l’arrière-garde, ils avaient eu plus de temps pour se préparer. Tue-Temps ne tint pas compte de ce défi et résista à la tentation de foncer dans le tas. Il les contourna, prenant uniquement pour cible les cinq bâtiments les plus proches de lui.
Ils se défendirent vaillamment, mais il était le plus fort. Il en neutralisa deux au moyen d’implosions de champ de leurs moteurs. C’était, avait-il toujours pensé, une manière propre, décente et honorable de mourir. Les épaves continuèrent sur leur trajectoire ; les autres vaisseaux foncèrent, indemnes, à la suite de la flotte. Aucun ne s’attarda pour l’affronter.
Tue-Temps continuait de décélérer, le nez pointé vers la flotte qui s’éloignait rapidement et vers la région de l’Excession. Ses champs moteurs creusaient de grands sillons livides dans le réseau énergétique tandis qu’il rétropédalait frénétiquement.
Il rencontra l’UOR à la traîne avec ses moteurs endommagés. Elle se rapprochait de lui tandis qu’il ralentissait et que les autres vaisseaux continuaient sur leur lancée. Elle essayait de réparer ses unités de propulsion. Lorsque Tue-Temps voulut communiquer avec elle, elle tira sur lui. Il tenta de s’emparer d’elle avec ses effecteurs. Les systèmes automatiques indépendants de l’UOR perçurent le faiblissement de la résistance du Mental et déclenchèrent aussitôt une séquence d’autodestruction. Une nouvelle hypersphère de radiations s’épanouit sous l’écheveau.
Merde ! se dit Tue-Temps en scannant les hypervolumes alentour.
Aucune menace en perspective.
Charogne ! pensa-t-il en ralentissant encore. Je suis toujours vivant !
C’était le seul scénario qu’il n’avait pas envisagé.
Il lança une vérification système. Il était indemne, à part les dommages qu’il avait provoqués lui-même dans ses moteurs. Il réduisit la poussée, revenant aux valeurs maximales normales, et consulta ses affichages ; pas de dégradation significative avant une centaine d’heures de là. Pas trop mal. L’autoréparation demanderait plusieurs jours tous moteurs arrêtés. Réserve d’ogives à quarante pour cent ; la reconstitution du stock à partir des matériaux de base allait demander de quatre à sept heures selon la composition choisie. Chambres à plasma à quatre-vingt-seize pour cent de leur efficacité ; c’était suffisant pour le profil d’engagement d’utilisation système correspondant aux courbes et graphiques pertinents. Les mécanismes d’autoréparation piaffaient d’impatience. Il regarda autour de lui, concentrant ses recherches sur ses arrières. Pas de menace visible ; il laissa les réparateurs commencer le travail sur deux des quatre chambres. Temps de reconstruction estimé, deux cent quatre secondes.
Durée totale de l’engagement, onze microsecondes. Mmm. Cela lui avait semblé plus long. Mais c’était normal.
Fallait-il effectuer un deuxième passage ? Il se posa la question tout en envoyant un signal à Tuez-les Plus tard et à deux autres Mentaux lointains pour les mettre au courant de l’engagement. Puis il envoya une copie à Éclat d’Acier sans laisser ouverts ses canaux de communication. Il avait besoin de temps pour réfléchir.
Il se sentait excité, énergisé, repurifié par l’engagement auquel il venait de participer. Ses appétits étaient aiguisés. Un deuxième passage signifierait une destruction massive, méthodique, sans merci. Ce ne serait plus une série d’actions secondaires semi-défensives pendant qu’il se concentrait sur la recherche d’un vaisseau particulier. Cette fois-ci, il deviendrait réellement méchant.
D’un autre côté, il avait infligé des dommages considérables à la flotte, sans aucune perte de son côté, avec juste une diminution insignifiante et provisoire de sa capacité opérationnelle. Il avait ignoré l’avis d’un Mental supérieur en temps de guerre, mais il avait triomphé. Il avait joué et gagné. Et il y avait une espèce d’élégance inattendue, maintenant, dans le fait de ramasser ses gains. Essayer de pousser plus avant sa victoire risquerait de passer pour une obsession égocentrique, pour de l’ultramilitarisme, surtout depuis que l’objet initial de son ire avait été défait. Peut-être valait-il mieux accepter les louanges ou les calomnies que son action lui vaudrait et se replacer sous l’autorité de la structure de commandement de guerre de la Culture (bien qu’il commençât à avoir quelques doutes sur le rôle d’Éclat d’Acier dans tout ça).
Il arriva à hauteur des nuages de débris laissés par les deux vaisseaux détruits dans la dernière vague de la flotte de combat. Il les laissa disparaître derrière lui.
L’épave de Régulateur d’Attitude arriva cahin-caha vers lui dans l’hyperespace. Elle tournait lentement sur elle-même dans sa lancée, en dérivant peu à peu vers l’écheveau. Extérieurement, elle avait l’air intacte.
Tue-Temps ralentit pour demeurer à la hauteur du vaisseau désemparé. Il le sonda soigneusement de tous ses sens, ses effecteurs verrouillés sur le Mental de l’épave, prêt à agir sur l’instant. En termes humains, cela revenait à prendre le pouls d’une personne tout en lui maintenant le canon d’un pistolet enfoncé dans la bouche.
Les champs moteurs affaiblis de Régulateur d’Attitude étaient toujours en train de déchiqueter ce qu’il lui restait de Mental. Ils le déchiraient brin par brin, ils le démantelaient, cautérisaient les derniers fragments de ses sens et de sa personnalité. La présence d’une douzaine d’Affronteurs à bord était encore détectable. Ils avaient tous péri, tués par les radiations de l’autodestruction du Mental.
Tue-Temps ressentit un infime élan de culpabilité, et même de dégoût à son propre endroit, devant le sort qu’il avait imposé à ce qui était encore pour lui, dans un certain sens, un vaisseau-frère, même si une autre partie de son moi jouissait de son agonie et s’en glorifiait.
Ce fut son côté sentimental qui l’emporta ; il arrosa le vaisseau blessé d’une profusion de feu au plasma avec ses deux chambres opérationnelles. Il demeura à proximité de la sphère de rayonnement en expansion durant quelques instants, histoire de marquer le respect qu’il devait peut-être encore au vaisseau traître.
Tue-Temps avait pris sa décision. Il envoya à Éclat d’Acier un message l’informant qu’il accepterait désormais les suggestions qui lui seraient faites. Il attaquerait la flotte si on le lui demandait. Il gagnerait la région d’Esperi pour participer à toute action utile si on le jugeait préférable.
Il allait probablement mourir, de toute manière, mais il irait à la rencontre de son destin en tant que membre loyal et discipliné de la Culture et non comme un vaisseau renégat cherchant à régler des comptes personnels.
Il ramena progressivement ses moteurs à leur pleine puissance nominale, s’accordant un bref moment de repos avant de foncer de nouveau, en route vers la région de l’Excession, selon une trajectoire hyperbolique contournant le parcours plus direct de la flotte. Normalement, il y arriverait bien avant elle.